Aller au contenu

Auto van Gogh

037. Portrait d'Adeline Ravoux


Portrait d'Adeline Ravoux


Navrée madame du portrait, mais ce matin, je me trouve particulièrement pressé. Je n’ai guère le temps de m’attarder sur les détails de vos traits, de vos couleurs et de vos bleus. L’horloge me pousse. Un tic tac frénétique me rebat les oreilles. Il menace à tout moment de son coucou. Bientôt sonne l’heure de l’usine, sauf que l’usine n’est plus et en lieu et place se tient un bureau sous néon et un duo/chaise bureau sous un faux plafond.

Mais les bleus m’intriguent, alors je tarde malgré tout. Je renonce à l’urgence, y regarde plus près. Ils ont la profondeur de la mer ; le liseré d’écume sur la crête des vagues, le mouvement du courant. Madame vous baignez dans de belles eaux, bien qu’une mélancolie vous enveloppe toute entière, un véritable rideau de chagrin, le ressac permanent dans une baie où s'épanouit un grand vent.

La peau et le bois font office de lumières. Ils jouent la source à la place du soleil. Mais la couleur, peut-être sous l’influence du contraste, porte une maladie. Le jaune se fait cireux, plus que lumière. Il porte en lui une forme d’hésitation et de faiblesse.

Le regard aussi complète cette idée du portrait. Pauvre dame mal à l’aise de jouer à la muse. Sans doute, craint-elle le feu de l'œil qui la sculpte en couleurs.

18 décembre 2025

036. Épis de blé


Épis de blé


Nouveau réveil matinal. Le soleil tarde à émerger dans le duché d’Aquitaine. L’astre sommeille sous l’horizon, ses paupières lourdes de protons. L’organique plus vaillant que le stellaire, mais le petit être demeure bien éphémère. Le néon de la cuisine se stabilise. Il clignote à une fréquence constante, cadrée, prédictive. La table est propre, nette, pas une tâche ne menace de jaunir son plastique. Il n’y a guère que le temps, l’entropie et la dégradation moléculaire pour encore tenir cette mauvaise promesse. Je secoue la tête, je m’ébroue façon cheval, le visage encore humide de la toilette matinale. J’enfile ma parka, j’ignore où la toile me destine. Dans cet exercice, l’adage se trompe. C’est bien la destination qui compte, car le voyage ne dure qu’une fraction de seconde.

J'atterris plein d'allégresse, le pied léger, la tête sereine. La journée n’a pas encore eu le temps de me saturer les sens. J’ouvre mes œillères, réceptif, une antenne toute neuve qui capte toutes les fréquences possibles. Un blé jeune, vert, désordonné, faussement, car si je lève le regard, je découvre un champ parfaitement carré.

Le vert domine. La jeunesse domine. La promesse d’un avenir doré, riche et plein de beauté. Mais aussi une vieillesse sèche, craquelée, le grain prêt à être consommé. Un recyclage de la denrée, en farine, broyée, tamisée, mise en sac pour rejoindre la guilde des pâtes levées. Le blé, vert de la racine à l'épie, ignore son destin. Lui pousse naïvement dans son champ, entouré de ses proches, des copains avec qui on rompt le pain selon l'étymologie.

Si le vert règne en maître, une palette en mille nuances et pour certaines légères, un jaune et un rouge furtifs s’invitent à la fête, des traits fins et discrets ici et là permettent de briser une perfection colorée, un tout trop homogène. Ils marquent la dissonance du réel dans la vision du Maître.

Debout au milieu du champ, je dépasse d’un bon mètre le plus haut des épis. Ma silhouette de grand dadais se repère à mille lieues. Personne autour de moi, ce champ immense, interminable et pas l’ombre d’un village, d’une masure, rien d’autre qui ne souhaite remplir le cadre. Je reste planté là, pantois, attendant qu’un événement survienne, que l’inconnu me surprenne. Peut-être verrai-je les blés dorer au soleil, se raidir de la racine à l’épie, refouler le vent et ses jeux d’enfants. Oui, je verrai les blés s’oublier sous la torpeur de l’été, ne plus me reconnaître, oublier qui je suis. Bientôt, je verrai les blés mourir.

17 décembre 2025

035. Verre de fleurs sauvages


Verre de fleurs sauvages


Réveil matinal, je prends la journée de vitesse. Debout avant le lever du royal. La nuit étend sa toile, les étoiles scintillent de toutes les couleurs à l’exception du vert. Les points blancs apparaissent ronds alors qu'en vérité, ils se taillent en croissants. Les planètes, les sœurs voyageuses de notre Terre. La lumière provient d’une modeste lanterne, la flamme électrique fatiguée, d’un jaune orangé. Elle palpite au rythme d’une tension vieillissante. Les électrons bouchonnent au tournant du cuivre oxydé. Bientôt, l’intensité faiblira au point de céder l’espace à la nuit tardive.

Nus pieds, le pyjama pour simple appareil, je rejoins ma quotidienne. Je l’embrasse du bout des lèvres. La surface ondule, comme après la chute d’une pierre dans une eau tranquille. Un trouble s’installe. Le flou gagne. Les contours s’effacent. Le temps d’un instant. L’instant crucial où je franchis le portail, où le fantastique se mêle à l’esprit, où le rêve cesse de culminer à l’onirique.

Un vase. Encore un. Plus modeste certes, car je découvre devant moi un verre. Le bouquet lui aussi se montre plus humble, tant dans sa composition que dans sa floraison. Nul incendie aux pétales pavots ne racine dans l’eau. Un vert sauvage sur le point de jaunir le remplace, des fleurs sauvages qui me rappellent la liberté des espaces de Provence. Au fond du cône de silice durcie, les tiges s’emmêlent en un tourbillon racinaire. Elles boivent tout leur saoul l’eau froide et claire, l’offrande généreuse d’une main supposée verte.

Derrière l’apprenti vase, le mur se peint de traits bleus et pâles. Un jaune pastel tente de s’inviter à la fête, de conquérir pan par pan le territoire du simili de l’azur céleste. Mais c’est avec peine. Cet or fatigué ne prolonge que la petite table où reposent nos fleurs arrachées. Il les prolonge en quelque sorte ; leur confère une sorte d’aura, un apparat mystique comme un vieux chapeau pointu destiné à recouvrir un crâne dégarni.

En haut, une tache rouge vibrant. Un reste de la veille. Des pétales oubliés et téméraires. Ou bien, un papillon, autre avatar de l’éphémère qui prit d’une folie sur le seuil, butine une nature morte.

16 décembre 2025

034. Coquelicot et Marguerite


Coquelicot et Marguerite


La journée s’étire, elle n’en finit pas d'égrener ses heures interminables. Les minutes confinent à l’éternité. Malgré la course solaire, je doute qu’adviennent le sommeil et la nuit. Une fatigue me poche les yeux, mais l’esprit refuse la veille. Je fixe le tableau, assis sur mon tabouret haut, les jambes se balançant légèrement. Le dos courbé, l’échine ronde, les épaules en plomb, je redresse le regard pour accrocher les sœurs couleurs. Une longue respiration, puis je plonge, la pupille dilatée, comme soumis à la fulgurance d’un narcotique.

Une légère déception. Un nouveau bouquet. Encore un. Et si je connais bien mon peintre, il en existe encore une petite ribambelle à visiter. Celui-ci rugit et dégueule de terribles couleurs, un rouge envoûtant, un rouge pavot, un rouge saluant l’élégance du sang. Mais l’intensité d’une couleur n’existe que dans le contraste d’une complémentaire, ici j’ai nommée le vert. Plus subtil, lui choisit de se dégrader en une infinité de nuances, du clair jusqu’au rare foncé. Une teinte de forêt se tapit à l’abri des tiges, couvertes des murmures et des glougloutements des déracinées au brin pâteux.

Les marguerites tentent de jouer le jeu, de concurrencer les coquelicots, de s’approprier la titulature du bouquet. Vanité vaine. Mais, une âme charitable a salué l’effort. Je ne l’aurais pas fait. Le bleu nuit à l’arrière méritait bien plus de se trouver en tête d’affiche, d’être promu au rang de personnage principal de cette histoire de vase.

Je m’accoude à la table, l’air mi-niais, mi-bête. Je me perds dans les rouges. Je me demande si je puis y plonger comme je plonge dans les toiles du Maître. Qu’y verrai-je, au cœur des pavots ? Sans doute serai-je pris de vertige devant la profondeur des rêves inspirés sous l'emprise narcotique.

15 décembre 2025

033. La Maison blanche, la nuit


La Maison blanche, la nuit


Un air de musique anime la nuit. Une petite mélodie guillerette, modeste, de quoi amuser et tirer le sourire au coin des lèvres. Sous les lustres flamboyants et dorés, les convives festoient avec allégresse, les papilles saturées de saveur, les lèvres grasses. Ça crie et rit d'un bout à l'autre de la longue table. Les regards se croisent, pétillent et se vitrifient sous la torpeur des spiritueux translucides. Les belles tenues sont de sortie. Chacune et chacun s'est mis sur son trente-et-un. Une fête de mariage peut-être. Une communion. Un baptême. Un sacrement ou bien une débauche d'hérétique de l'aveu du pasteur du coin. Sans doute rien de tout ça. Rien qu'une fête comme il en existe tant d'autres ailleurs à cet instant précis.

Les convives vont et viennent dans la maison blanche. Bien apprêtés, les invités gloussent à l'entrée. Ils se chamaillent gentiment, s'accusent d'avoir un verre de trop dans le nez. Les cyprès gardent le chemin de ronde des lieux. Vaillants veilleurs, ils prennent leur mission très à cœur. De tailles modestes, ils atteignent avec peine la hauteur du premier étage. Leur cime n'a pas vu sur les tuiles et la pente ocre du toit. Les cheminées se font discrètes. Aucune fumée ne les trahit. Au cœur de l'été, même sous une nuit enlunée, inutile de faire crépiter le bois.

Voyageur de passage, assis sur un banc en face de la maison blanche, je l'observe vivre. Une belle bâtisse. Un lieu de vie et de rencontres entre des gens. Mais quelles gens ? Quelles fortunes et quels pedigrees ? Tout le village est-il convié ou seulement les castes de bonne famille et leurs héritiers ? Entendrais-je un paysan chanter sa vie de labeur au cœur de cette bombance embourgeoisée ?

Sous le kaléidoscope lunaire, le communautarisme classiste s'épanouit en soirée mondaine. Les artistes attendent à la porte. Ils n'ont vu que sur la maison. À défaut d'en fouler le plancher, ils la peignent et figent les mauvaises âmes humaines.

14 décembre 2025

032. Fleurs sauvages et chardons dans un vase


Fleurs sauvages et chardons dans un vase


Une matinée brumeuse. Une poix épaisse. Une humidité latente. Des arbres à l'allure de spectres. Des fantômes habillant les paysages à travers nos fenêtres. Les rideaux laineux tirés, la lumière hivernale s'installe dans la cuisine. Le néon clignote, encore fatigué du labeur de la semaine tout juste écoulée. Il gémit sa tension intermittente. Son starter fatigue ; il arrive en bout de course après une décennie de pointage à l'interrupteur. Sur la table, le café fume paisiblement, entre les céréales et les tartines. La brique de lait s'aère, l'opercule ouvert. Une goutte dégouline le long du carton recyclé. Et moi, dans ce tableau petit déjeuner banal, je fixe le véritable tableau au fond du couloir. Un vase. Une Petite Nature arrachée à la terre, déracinée, privée de son éphémère. Je me lève, soudain, pour aller la saluer.

Les chardons me rappellent ceux de la veille. Ce bleu caractéristique. Ce bleu rare que la Petite Nature porte peu, car ces couleurs-là requièrent une énergie folle. Des feuilles immenses, des fleurs blanches, des roses et un bouquet d'or comblent la céramique. La petite table contraste, met en valeur la collection florale, un blanc simple, un blanc fatigué, presque plastifié. Mais au temps du Maître, le plastique n'existait pas. Les raffineries et l'industrie pétrochimique ne se rêvaient pas. La modernité s'annonçait certes, mais personne ne prédisait la mesure de son impact.

Je m'assieds à la table en tirant une chaise. Personne ne m'y a invité, mais personne n'habite la pièce. Je me retrouve devant mon petit déjeuner, mais cette fois-ci c'est un bouquet. Je le regarde intensément, la tête légèrement penchée, la bouche entre-ouverte, l'esprit égaré. Je me perds dans les couleurs et le parfum des fleurs séchées. Presque séchées. Les couleurs transitent. Elles glissent d'une longueur d'onde à l'autre. Les molécules se dégradent ainsi. Les photons changent d'énergie. Et ainsi, l'œil se fait témoin de l'entropie et de l'inéluctable flèche du Temps.

13 décembre 2025

031. Le Jardin de Daubigny


Le Jardin de Daubigny


Fin de semaine. Je dois faire vite. Je me dépêche. J'enfile mes chaussures à la hâte. À peine le temps de mettre mon manteau, les manches encore au niveau des coudes, que je plonge la tête la première dans un océan de verdure à l'odeur florale et estivale. J'atterris en douceur, le pied léger, tout en volupté dans le jardin d'un inconnu. Toujours le même village. Un voisinage différent. Toujours une forme de simplicité. Des couleurs différentes.

Les herbes hautes se dégradent en nuance de vert. Du clair au foncé. Une majorité de clair, de jeunes pousses, souples et ignorante de l'éphémère. Les fleurs égrainent leurs couleurs, des couronnes de pétales blanches, roses et rouges. On ne le voit pas ici, mais je sais qu'un vilain liseron s'emmêle quelque part dans ce jardin, sous mes pieds même peut-être.

Des arbres modestes bordent le carré privé. Des buissons bleutés, des chardons au zénith. Ils tempèrent les couleurs chaudes de la cohorte florale et du fragment de ciel suspendu au sommet de la dextre.

Les bâtiments anonymes ressemblent à de simples façades. Une grange quelconque. Une masure à tout faire. Je lui imagine toutes les histoires possibles. Je flâne, le pas lent, la main caressant les herbes. Le vent me chatouille les oreilles, y murmurent quelques secrets avant de repartir aussitôt riant. C'est un jardin paisible, loin du bruit et de la fureur humaine. Je puis y reprendre mon souffle après cette longue semaine. Saturer mes sens des parfums de bon sens d'une Petite Nature encore existante.

12 décembre 2025

030. Champs de coquelicots


Champs de coquelicots


La journée s'étire, inutilement, inlassablement. Le soleil refuse d'embras(s)er l'horizon. Les étoiles tardent. L'azur persiste, résiste à la marée noire. De ma fenêtre, je fais des ronds de fumée, la cigarette se consume sur le rebord du cendrier. La lavande et l'eucalyptus embaume la pièce. Un parfum douillet. Sous le néon, assis à la table, j'attends, le regard cloué à la maudite horloge. Je guette le mouvement des aiguilles. Je maudis leur lenteur ; surtout la petite. Je voudrais me défaire de cette chaîne, me lever libre et voyager ; plonger dans la toile sans attendre. Pourtant, il le faut bien. Attendre.

Une inspiration profonde. Légère. Estivale. Florale. J'ouvre les yeux sur une population vêtue de rouge, le pétale puissant, aguicheur ou plutôt charmeur. Un champ entier, à perte de vue, remontant jusqu'aux montagnes. Ici et là, des arbres girafes, de grandes perches à la tête grosse et feuillue. Un géant les a posés là avant de les oublier. Ils jurent avec le reste. Mais trop tard, ils ont pris racine dans le paysage. Personne ne viendra les en déloger.

À la mer terrestre répond l'océan céleste. Un océan, car les couleurs, les reflets et les traits en revêtent tous les aspects. Derrière le jaune espoir s'étend le bleu mélancolique. Un masque de façade, puis le véritable visage, l'humeur du cœur, la couleur de la bile et du sang royal.

Je me laisse tomber à la renverse. Je rebondis doucement contre la terre fraîche. Les coquelicots me chatouillent les oreilles. J'en cueille quelques-uns dans l'idée de les faire sécher. Une tisane de leurs pétales nourrit les rêves les plus déjantés.

11 décembre 2025

029. La Petite Rivière


La Petite Rivière


L'eau clapote, serpente entre les joncs et s'échoue paresseusement sur les berges enquenouillées. Les épis, pareil à des feux de Saint-Jean, se dressent, ondulent vers des hauteurs toutes relatives. Devant mes pieds, ils laissent l'empreinte d'un sentier courir le long du lit. La Petite Nature m'enjoint à l'accompagner, à escorter la rivière jusqu'à l'estuaire. Une eau sombre où se réverbèrent les jaunes comme les verts, et surtout le ciel, encre profonde, taillé furieusement en traits épais, une pâte dense dépouillée de ses étoiles. Car la nuit n'est pas. Pas encore. Pourtant, il fait froid et sombre. Le vent s'amuse lui aussi, comme à sa saison. Une nouvelle fois, pas encore. Ni nuit ni automne. Mais alors, quelle saison ?

Je continue de suivre le sentier tout tracé. Je choisis la facilité. Je passe sous les ramures de quelques arbres au feuillage dru. L'air embaume la sève et un parfum floral. La rivière ajoute aussi son bouquet humide, de glaise, de mousse et du recyclage des petits êtres. Des libellules et des insectes de classe sociale moindre zigzaguent entre l'eau et le sentier. Ils profitent d'un festin larvaire qui m'est invisible. Leur bourdonnement nourrit le clapotis tranquille de la rivière. Parfois, un oiseau s'affirme tout là-haut, perché, à l'abri d'un nid peut-être.

Je m'imagine pique-niquer et rêvasser le reste de la journée. Le lieu est paisible, comme arraché à la frénésie du monde, étranger à l'industrieuse humanité. On pourrait croire la Petite Nature vierge si ce n'était le sentier. Une marque modeste, une alliance peut-être même, un partage entre l'être et son espace, un respect mutuel avant la grande dégringolade.

10 décembre 2025

028. Vignes avec vue d'Auvers


Vignes avec vue d'Auvers


Loin des étoiles errent des planètes solitaires que nulle lumière n'éclaire. Elles dérivent vers l'infini, privées de révolution, car sans centre de masse où rebondir. Des roches anonymes, inconnues, perdues. Cette image me hante, alors je reviens vers la toile, en quête de lumière et de vent, de couleurs et de printemps.

Les coquelicots sont de la fête. Sous la fine brise, ils dansent, se trémoussent et offrent leurs pétales au doux soleil. Les vignes murmurent, travaillent à sucrer le raisin. Un dur et précieux labeur que de préparer le millésime de demain. Je suis en avance, de quelques semaines, de quelque mois. Je n'aurais pas l'occasion de goûter une grappe, pas même un grain.

Le village m'apparaît moderne. Cette clôture blanche se joue de mes repères temporels. Les nombreuses maisons aussi. J'ignore pourquoi, mais une auto ne me surprendrait pas sur la route, plus bas, serpentant dans le quartier. Banlieue pavillonnaire d'une petite bourgeoisie écrasant l'agraire. Drôle d'idée pour un paysage loin dans le passé.

Au loin les montagnes, comme à l'accoutumée. Lisse, les contours adoucis par le vent, les arêtes polies. Aucun risque de s'asseoir au sommet, pas même un benêt ne s'y blesserait les fesses. Quelle vue de là-haut ? Le village entier et le reste de la plaine ? Et aujourd'hui, mon aujourd'hui, que reste-t-il des peintures d'antan ? Quel pigment a réussi à échapper à l'Homme et au Temps ?

09 décembre 2025

027. Paysage d'Auvers après la pluie


Paysage d'Auvers après la pluie


Le dos raide, je glisse du lit. Lentement, je me redresse, les mains sur les hanches, un petit vieux qui n'a pas le compte des ans. Ces dernières journées m'ont fatigué. Le corps me rappelle à l'ordre. La douleur fait raison. Je dois davantage le respecter. Pourtant, je ne puis m'en empêcher. L'occasion est trop belle. La toile d'aujourd'hui respire le vert, une petite Nature légère, vivace d'une pluie tombée la veille. Les rideaux ont cessé d'obscurcir le ciel. L'éponge est passée. Je le plonge sans même y songer.

La vue s'étend loin vers un horizon ferroviaire. La machine à vapeur nourrit les propres vapeurs du ciel. Le charbon chauffe. L'eau bout. La vapeur travaille. Les engrenages tournent. Le tout s'enraille sur de longues distances. La modernité en arrière-plan. Une modernité encore sobre. Pas encore imbue d'elle-même. À ce stage, elle cohabite avec le paysage. Elle ne l'a pas dévoré, mis tout entier dans son ventre. La petite Nature domine largement. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Un seul mot d'ordre, profiter tant qu'on le peut encore.

Effet de contraste, une charrette s'aventure sur le sentier, en contre bas, entre le train et moi. Un cheval travaille fort ou bien est-ce un âne ? Partout des champs. Des rectangles aux droits angles. Des parcelles bien dessinées. L'empreinte des miens structurent les sols. Une autre forme de modernité marque déjà ces terres. Une ingénierie agricole qui dénature en profondeur. Près de moi, un paysan sue sous le ciel, à la fauche. Sa vue me rend triste. Le fait que le sens de son existe s'étiole, ses cendres emportés sous le souffle d'Éole.

08 décembre 2025

026. Champ de blé avec une maison blanche à Auvers


Champ de blé avec une maison blanche à Auvers


La tasse de café fume dans la pénombre de la cuisine. Le néon, fébrile, clignote au rythme de la tension. L'électricité peine à sillonner les veines cuivrées. Le froid matinal met à rude épreuve l'alimentation centrale. Si les choses ne s'améliorent pas, je fendrai du bois, quelques bûches pas plus. La maison se taille modestement. Une pièce centrale, unique, pas une chambre. Une forme originale avec ce long couloir au bout duquel pend la toile. Du coin de l'œil, je le vois. Je devine ses couleurs. Des couleurs joyeuses, entraînantes, festives. Une couche de vie par-dessus le morne gris, le monochrome dépressif.

La tasse de café ne fume plus. Je l'ai bue d'une traite avant de me lever, de m'habiller des pieds à la tête, le buste cintré dans mon veston. Les manches m'arrivent à peine au poignet, mes chaussures trouées respirent à leur aise et la reprise sur mon pantalon se défait. Je soupire et éteins le néon. Il soupire lui aussi, un maigre râle électrique. L'ombre s'abat sur la cuisine comme un voile qui soudain tombe. Une lumière demeure, la toile et ses couleurs.

Une seconde et je plonge. La chaleur envahit mes poumons. Des parfums nouveaux s'emmêlent dans mes narines. Ça bouchonne là-dedans, personne ne respecte le sens des priorités. Éole me chatouille le cou. Je n'ai pas emporté d'écharpe. La peau nue, lisse, nette, offerte à la rigueur de l'hiver. Non, l'hiver se tient loin de ces lieux entoilés. Ici, le printemps règne. Peut-être une prémisse d'été. J'ouvre ma veste de quelques boutons. J'inspire profondément les pollens qui hantent l'air. Je découvre une parcelle piquetée d'or et d'émeraude : des blés à l'orée de la maturité.

07 décembre 2025

025. Les Chaumières dans Jorgus


Les Chaumières dans Jorgus


Le sirocco emporte les sables sahariens jusque dans cette peinture. Le jaune trouble la vue ; il teinte le chaume, le ciel et les sens. Il recouvre la matière d'une pellicule, d'une sorte de mousse, presque verte, presque un lichen pendu aux nuages. Et malgré le vent, malgré son souffle, il en vient toujours plus dans la danse. Les particules valsent, tournent, s'enivrent de la perte des sens et de la joyeuse ronde des éléments.

Je me couvre le visage d'un masque de fortune, un simple morceau de tissu. Je plisse les yeux pour les protéger des grains qui voltigent dans la tourmente du temps. Je ne suis pas seul. Deux paysannes s'aventurent en dehors de leur logis, profitent de la vivacité de la météo, s'en imprègnent, espèrent qu'en cela une énergie nouvelle coulera dans leurs veines. Je doute qu'un tel sortilège fonctionne. Je les plains, le dos courbé par le labeur d'une vie et le poids des années. Elles avancent lentement, brusquées par les vents, chahutées par Éole qui, malin, souhaite les faire trébucher.

Un espoir perce la toile. Une flamme bleue colore la robe, une étincelle chaude brille au milieu du Cireux. Ce bleu garde toute sa saveur, sa puissance, sa profondeur. Il vit, transcende la fadeur morose des jaunes dégorgés. Aujourd'hui, le bleu ne joue pas à la mélancolie ; au contraire, il s'affirme plus que jamais comme un rempart au repli, contre l'inertie. Ce bleu veut conquérir les lichens, les mousses et les chaumes jaunis. Ce bleu s'ambitionne plus qu'aucune autre couleur. Il se rappelle qu'autrefois il régnait en maître incontesté du ciel. Il rêve encore de son trône tout là-haut, de sa couronne, de son spectre et de l'orbe.

06 décembre 2025

024. Branches d'acacia en fleur


Branches d'acacia en fleur


Épaisseur et relief. La truelle plus que le pinceau. Des branches avant un samedi de décembre. Des fleurs pour rappeler le printemps. Vif et abstrait, je découvre un peu plus le sujet à chaque nouveau regard. Au premier, je n'y comprenais goutte. Rien. Je ne reconnaissais rien. Des formes absurdes et hasardeuses. Mais dès le second, comme un sortilège autant un voile, je discernais enfin la branche, ses feuillages et ses fleurs. Un trait épais et gras pour une feuille ; une feuille richement nourrie, bardée des rayons d'un soleil généreux, pleine de chlorophylle à s'en exploser les nervures. Les fleurs demeurent plus abstraites. Il me faut davantage d'effort pour me les figurer, le pétale trouble et le cœur brumeux. Dans le fond, un épais feuillage. Oui, lui aussi épais. Tout dans cette toile est affaire de volume, de densité, d'épaisseur, de poids et de couleur.

Et pourtant, rien n'étouffe ici-bas. Sous cette fameuse branche fleurie, mon esprit divague, s'épanouit. La fatigue guette, je sais que je n'irai pas plus loin aujourd'hui. Je m'assieds au pied du vénérable acacia, le salus en ôtant mon chapeau et enfin les paupières closes, je visite le repos. Et là, sans un mot : dodo.

05 décembre 2025

023. Les Roses


Les Roses


Le soleil dort encore sous l'horizon, mais la nuit bat de l'aile. Le scintillement des étoiles faiblit. La lune rassemble autour d'elle des nuages épars ; elle compose son édredon ; elle prépare son coucher journalier. À l'inverse, je me lève, les yeux bouffis, les poches cernés jusqu'à la commissure des lèvres. Les rêves persistent en écho dans mes oreilles, des sons creux, des images fades, des odeurs absentes. Je ne rêve jamais d'odeur. L'onirisme ne gagne jamais ce sens chez moi. Peut-être est-ce le cas de tout un chacun ?

Après un coup d'eau sur le visage, un brossage de dents réglementaire et la mise de la tenue adéquate, je m'engouffre dans le couloir, fais face à mon tableau. Le cadre, surpris de ma volonté matinale, sursaute. Légèrement, il penche sur la droite dans un grincement froid. La toile s'annonce verte, humble, un autre genre de portrait où les miens n'ont pas leur place ; à la place se tient par un avatar de la Petite Nature, des roses.

Aujourd'hui, les verts envahissent en effet. Ils sont multiples, nombreux et complets. Par ailleurs, le métal se joint aussi à la variante colorée ; le cuivre oxydé du pot expose ses plus beaux artifices colorés. Mais pour le reste, le végétal règne sur les verts, du plus clair au plus foncé, en passant par le vert à l'orée du brun marronné, ce vert friable, en quête de lumière, d'eau et d'été.

Les roses explosent de blancheur au cœur du panier végétal. Elles se dressent pour les unes, hautes et fières ; elles sombrent pour les autres, les pétales bas, éparpillés dans l'herbe. Certains en sont même dépouillés, flétris, tout ramassés sur eux-mêmes. Le bouquet nous révèle l'entièreté du cycle, l'éphémère à chacun des âges. Je frissonne à l'idée que des Titans puissent faire de même de nos personnes.

04 décembre 2025

022. Le Docteur Paul Gachet


Le Docteur Paul Gachet


Le capitaine n'a pas bougé. Le fond a changé. Les traits se sont estompés ; un seul demeure, l'horizon qui ondule, la mer par-dessus la mer, les vagues montantes. Et la digitale attend toujours, libre, sans verre, et le vert de ses feuilles sèches aussi, évanescent. Ses clochettes bleuissent, assoiffées, avides de barboter par le bout de la tige.

Encore un portrait, le même, et une nouvelle fois, j'ignore quoi dire, quoi faire. Je croyais m'être détourné de l'homme, mais me voilà de retour au point de départ. J'ai fait la révolution. J'ai tourné. J'ai parcouru l'ellipse tout entière. Peut-être suis-je prisonnier ? Peut-être chaque jour, désormais, j'aurai rendez-vous avec le docteur marin, sa casquette vissée sur la tête, son manteau sur les épaules, la mélancolie greffée à la rétine Des yeux errant dans les déserts arctiques, là où le soleil s'extrémise.

Cette fois, je m'assieds à ses côtés, le dos cassé par l'angle droit du tabouret. Je l'écoute respirer ; une respiration encombrée, enfumée sûrement, profonde et fatiguée. Une odeur d'herbe à pipe plane dans la pièce. Si nous étions en mer, nous sentirions le sel. Bien sûr, je ne dis rien. Je reste à ma place et le bougre ne me remarque pas. Invisible à son regard cristal, mais quelque chose l'avive. Ses joues reprennent des couleurs. Le gris chavire sous une nouvelle forme de chaleur. Un léger rouge gagne ses pommettes, saillantes au-dessus de ses joues creuses.

Il arrive que les personnages me remarquent inconsciemment. Ils sentent une présence, sans plus de détails. La solitude ne les écrase plus. Ils savent qu'un témoin les observe, qu'une âme amicale se fait témoin de leur existence, d'un fragment tout du moins. Cela les apaise. Ils comprennent qu'un étranger gardera un souvenir d'eux, qu'après leur mort ils survivront encore un temps.

03 décembre 2025

021. Portrait du docteur Gachet


Portrait du docteur Gachet


C'est la première fois que je confonds un docteur avec un marin. J'ignore pourquoi, mais je trouve que ce dernier métier lui convient mieux. La casquette et le manteau nourrissent clairement ma confusion. Aussi l'arrière-plan, cet étrange mur où s'agite une mer ; ses vagues, hautes et profondes à la fois, cisaillent la vue, rajoutent un horizon et creusent vers les profondeurs bien plus que l'écume ne s'élèvent à l'azur. On croirait ce capitaine perdu, sans bateau, attabler dans un mauvais troquet au port, attendant que la fortune tourne avec le vent ; que le vent le renvoie au large, saturer ses sens d'iode et de sel.

Les portraits ne sont pas mon fort. La preuve, je me méprends quant au métier des gens. À force, cela doit en être vexant. Pour ce bonhomme, non. Il ne s'en formalise pas. La tête contre le poing, le coude contre la table, il attend, le regard vide, errant, fuyant, à la recherche d'un je ne sais quoi. Un vide mélancolique, des pupilles bercées par le passé, nostalgique d'un temps d'insouciance où la définition du mot responsabilité demeurait égarée.

C'est un miroir. Un double du peintre. Tous deux se complaisent dans les bleus, les épousent à merveille et les affrontent les longues nuits d'hiver. La mélancolie les ronge, chacun d'eux. Ils voudraient s'en défaire, l'un par les mots, l'autre par le pinceau, mais est-ce suffisant ? Je ne le crois pas non. L'avenir le confirmera.

J'abandonne ce bon docteur à son errance. Debout, je remarque seulement maintenant le brin de digitale. Le bougre fait trempette dans le verre. Je jette un coup d'œil au vieil homme. Que la mélancolie côtoie ainsi un poison, cela fait rarement bon ménage. Discrètement, je prélève le végétal et le fourre dans ma poche. Rassuré, je pars ainsi le cœur léger.

02 décembre 2025

020. L'Église d'Auvers-sur-Oise


L'Église d'Auvers-sur-Oise


Cela aurait dû être un dimanche, la journée dominicale. Pourtant, c'est un lundi. Un début de semaine. L'ouverture du culte au travail jusqu'au prochain week-end. Peut-être la bâtisse peut-elle changer de religion, remplacer les croyances peintes sur ses vitraux et altérer l'essence de ses icônes. Après tout, partout la mythologie nous entoure, empreigne notre culture, le mirage du mérite, du dépassement, de l'être et surtout du paraître.

Mais non. J'ai franchi la toile, alors l'église qui se dresse devant moi appartient à une religion banale, millénaire, enracinée dans la société ; une religion qui fit le monde après la chute de Jupiter, du panthéon Romain et des Anciens. Mais je ne tiens pas à méditer cela aujourd'hui, cette matinée nocturne est trop belle, les bleus trop profonds pour s'aventurer dans les méandres d'une réflexion.

Le sentier se divise en deux affluents, donnant naissance à une île ; un îlot légèrement surélevé où trône le monument à la gloire de l'hypothétique Père. Les architectes ont raison. Il faut mettre toutes les chances de son côté pour toucher le ciel.

L'église crève les yeux, s'impose, attire le regard, joue de magnétisme et pourtant... Pourtant, c'est le reste qui l'emporte, c'est la Petite Nature qui convainc plus que le Grand Dessein. Le chemin pavé de traits, indiquant le sens de la marche. D'ailleurs, il y a une figure, elle invite à la suivre dans le sens du courant, le sentier s'écoule jusqu'en aval, traverse le village, nous ramène au temps présent, aux gens, aux villageois, à la gaîté d'un samedi soir. À bien y penser, ce sentier remonte certainement le temps.

Surtout, c'est le ciel qui éclipse la demeure du Tout-Puissant. Confrontation entre demeures. Mais ce ciel-là n'a rien d'un paradis céleste. Cette voûte incarne la Petite Nature, les lois intangibles de la physique. Et à bien y regarder, les traits s'incarnent en flamme et tout d'un coup, l'incendie se révèle comme une mer prise par les vents. Des maelstrom ici et là tourmentent le ciel de leur spiral, l'infini chute dans l'espace lointain, à la rencontre des étoiles et des espoirs.

01 décembre 2025

019. Mademoiselle Gachet dans son jardin


Mademoiselle Gachet dans son jardin


Je plaide coupable. Aujourd'hui, je suis un intrus. Non pas que cela ne soit pas le cas à chacune de mes visites. Je m'invite dans chaque tableau sans demander la permission après tout. Mais cette fois-ci, mon méfait ne peut être dissimulé. Voilà longtemps que je n'avais pas franchi une toile pour me retrouver nez à nez avec quelqu'un, une dame en l'occurrence, la fille d'un docteur qui plus est. Bien sûr, elle ne me voit pas. Je reste invisible à ce sens. Mais les autres peuvent l'émouvoir de ma présence. Si je bouge, piétine l'herbe sèche, secoue des buissons et brise quelques branchages, ses oreilles l'avertiront de la présence d'un fantôme, un esprit vaporeux coincé entre deux mondes, piégé dans un purgatoire en peinture attendant une quelconque rédemption.

Je n'aime pas tourmenter les sujets des tableaux, alors je m'écarte aussi discrètement que possible de la jeune femme, lui souhaitant une belle journée d'un murmure. Je la contourne, mais reste dans le jardin. Je navigue entre les fleurs, gorgées de soleil et de printemps. J'inspecte les pots, bleu, orange et brun. J'y note les nervures, les pétales et les cœurs. Je souris quand des petits rongeurs courent de broussaille en broussaille. Les orvets y serpentent aussi, plus joyeux que d'autres rampants. Je découvre un hérisson caché sous un tas de bois morts. En pleine digestion, il attend que la nuit le réveille. Là aussi, je souris.

L'air apporte son lot de parfums. Mon nez en est plein. Cette journée se marque d'un calme olympien. Les cyprès ondulent à leur manière, trait par trait leurs courbes se dessinent, les élèvent jusqu'à toucher le ciel. Lui aussi se marque de la frénésie du geste, tantôt bleu, tantôt blanc, les nuages gonflent cet après-midi. Si le calme règne, la tempête s'annonce. Éole dort encore, mais ne devrait pas tarder à se lever. Je ne souris plus. Les paupières closes, j'imagine le ciel s'obscurcir, le roulement du tonnerre, le fracas des éclairs, le jardin rincé, en berne, les rideaux de pluie claquer. Une vision. Un présage. Une réminiscence. Un désir de voir les éléments s'épanouir et rappeler la vitalité de la Terre.

30 novembre 2025

018. Maisons à Auvers-sur-Oise


Maisons à Auvers-sur-Oise


Le vent siffle, crie et ébouriffe. Les pans de mon manteau claquent contre mon pantalon. Le froid tente de se frayer un chemin à travers la laine et le daim. Bien emmitouflé, prévoyant cette fois-ci, je m'enorgueillis d'avoir chaud au cœur de la bise. Les hauts arbres ballottent et grincent, un couinement presque. Les nuages s'amoncellent rapidement, se chargent et n'attendent plus que le signal de la dépression pour déverser leur rideau.

Le vent fait trembler les tuiles. Il tente de les soulever, de se glisser à l'intérieur de la bâtisse. Le bâtiment a été fait d'une main savante, Éole devra encore œuvrer longtemps avant de s'engouffrer sous la charpente.

Personne à l'horizon. Chacun s'abrite sous son toit, bien au chaud, attendant que l'ondée passe. Je suis seul, planté dehors sur le sentier, devant un muret bordant le potager. Je regarde le ciel, le nez en l'air, les yeux plissés, l'esprit vagabond, vide de tracas, avide d'errance et d'espérance. Je reste immobile, j'attends de faire partie du décor, de compter pour un élément de la Petite nature, de me joindre à sa cohorte végétale. Après tout, je suis un animal.

Le ciel gris m'intrigue. Ses traits, ses volumes, ses gris. Gris. Gris. Gris. Blanc pour le relief, le moutonneux, le cotonneux. Un gris sombre annonciateur d'orage. Orage d'été. Ondée d'été. Tempête estivale. Les éclairs crépitent déjà là-haut, encore invisibles ; ils s'entraînent ; ils répètent avant de jaillir de la trouée céleste, de zébrer la voûte d'une élégante manière.

Voilà ce que j'attends, le nez en l'air, les deux pieds plantés sur le sentier : le merveilleux spectacle des éléments.

29 novembre 2025

017. Racines d'arbres


Racines d'arbres


Il y a erreur sur le tableau. La liste les promettait par période et ordre chronologique. Pourtant me voici déjà rendu au dernier. Des racines. Comme la vision d'un homme qui s'enterre. De chaque côté, la terre s'élève, masque le ciel et le soleil et le recouvre d'une ombre humide et grouillante, où respirent paisiblement les réseaux chthoniens. Des racines bleues, grises, presque violettes ; des membres frigorifiés, attaqués par l'hiver, comme à l'orée de l'engelure en altitude.

De mémoire, ces racines se vautrent sur un épais talus en bordure d'une route, large et entretenu, suffisamment pour la descendre en bicyclette. La vision est bien moins sinistre qu'elle ne le laisse présager quand on reconnaît l'endroit d'où provient la toile. Mais un certain esprit demeure malgré tout, une frénésie, une hâte, une précipitation à finir l'œuvre pour s'engager rapidement ailleurs.

Il est curieux de deviner du mouvement, une forme de dynamisme, la mise en route des énergies, là où par essence, la vie s'enracine, statique et discrète. La Petite Nature a coutume de se mouvoir sur le temps long, de tracer sa route avec une infinie patience, jouer des rapports de force presque invisibles à nos yeux.

Je ne saurais donner la saison. La palette m'évoque un automne sur le tard, se préparant à l'hiver. Les intensités ont pâli. Elles ont fané, évanouies, emportées par les vents au-delà des mers et des océans. Pensif, je me hisse sur le talus et m'assieds entre les troncs dénudés, les pieds calés contre les racines. Je bourre ma pipe d'un vieux tabac trouvé un peu plus haut sur le sentier, une petite poche abandonnée par quelque esprit égaré. La première bouffée me fait tousser. À la seconde, la tête me tourne, légèrement. Alors que le ciel s'assombrit, le ciel scintille entre les ramures et les murmures.

28 novembre 2025

016. Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise


Chaumes de Cordeville à Auvers-sur-Oise


Ce matin, le réveil sonne et mes paupières papillonnent. Engourdi, je me redresse, rejette les couvertures en travers du lit et m'assois au bord. Je prends trois longues inspirations, de grandes goulées d'air frais afin de réactiver mes poumons des alvéoles jusqu'aux bronches. Je me gratte la tête, le visage bouffi, certainement marqué par l'oreiller. Je plisse les yeux sous la lumière. Ma bouche pâteuse goûte le dîner de la veille, transformé, retravaillé ; c'est un reflux digestif qui a mariné toute la nuit. Je m'ébroue sous un filet d'eau à la salle de bain. Je me passe rapidement un gant de toilette sous les bras. J'enfile les vêtements adéquats. En moins d'une dizaine de minutes, je me tiens prêt devant la toile au fond du couloir. Je prends une dernière inspiration avant de plonger, comme un nageur au top départ. Autour de moi, l'air se charge d'électricité, une tension grésille, la toile s'agrandit et d'un pas, je passe et la peinture m'engloutit.

Je me retrouve sur un sentier ou peut-être un chemin, plus large, bien dégagé, en bordure d'habitations couvertes de chaume et d'un jardin en longueur qui remonte la pente. Un vent de caractère souffle aujourd'hui. Ses dents mordent mes joues et me glacent jusqu'à l'os. Autour de moi, je découvre seulement des couleurs d'hiver, des teintes sans intensité, dépourvues de chaleur, vidées de toute énergie solaire. L'énergie tient au mouvement ; elle est l'apanage du vent. Les hautes herbes ondulent, les arbres aussi, ils tanguent et grincent, de véritables navires pris en pleine tempête, coincés dans le creux entre deux vagues.

Peut-être n'est-ce qu'une vision de nuit. Les couleurs dévorées par l'obscurité, réduit à une essence pâle d'avoir été. Et au fond du ciel, là au centre, une pleine lune ennuagée, suspendue sur une toile noire grignotée de gris. C'est peut-être la saison des grands vents d'été et je me trouve au cœur d'une nuit fraîche, silencieuse à l'exception d'Éole qui nous coupe à tous la parole. La Petite Nature essaye bien de dire un mot, mais les rafales rabrouent le premier venu qui s'essaye à en placer une.

Là-haut, je distingue un bosquet coiffer le tertre. La lune l'inonde avec bienveillance, ses verts ressortent pâles et fantomatiques. J'imagine quelques esprits le peupler, des esprits anciens des temps jamais revisités. La curiosité guide mes pas vers un maigre sentier qui y monte. La terre est sèche, dure, gravillonnée. Les poumons glacés, malgré les fragrances d'été, ceinturé des vents, je m'arrête à mi-chemin, les yeux rivés sur le gros lampadaire. Je m'interroge un instant, avant d'oublier. Parfois, il faut savoir se taire, regarder sans méditer.

27 novembre 2025

015. L’escalier d’Auvers avec deux personnages


L’escalier d’Auvers avec deux personnages


Des escaliers. Ces escaliers. Une nouvelle fois. Je tourne en rond dans le village. Me voilà revenu sur les lieux d'une œuvre peinte, à ceci près que la population a changé. Seules deux personnes descendent le sentier aujourd'hui et personne n'emprunte l'escalier. Le vieil homme a fini par rejoindre sa chaumière, malgré son faible rythme et ses rhumatismes. Moi, pareil à la fois dernière, je regarde vers l'escalier, la vue plongeant vers le fond du sentier.

L'exercice de la toile se corse avec la fatigue. Je trébuche davantage. Mes idées s'emmêlent, mes doigts aussi. Une légère migraine bat à l'avant, contre mon front, elle pulse, un charbon ardent rayonne au coin de l'œil. Mes yeux se plissent, fatigués des torrents de lumière. Ils la régurgitent, gavés comme des oies à l'approche du solstice d'hiver. Néanmoins, je finis par m'ancrer dans la toile. Mes sens rencontrent les frémissements de la Petite Nature. Nos conversations reprennent.

La saison est la même. Je suppose. La palette de couleurs demeure inchangée, seulement gagnée par une forme d'intensité. Les jaunes particulièrement. Ils dégagent une chaleur torride, qui envahit le sentier, jusqu'à déborder sur la végétation. Sur les pierres, des lichens aussi jaunissent, rejoignant la horde rappelant le soleil. Fort heureusement, ici, nous restons à distance d'un quelconque roi en jaune, cette mythologie n'est pas encore née. Il faudra attendre encore quelques années.

Je pourrais m'attarder sur les tuiles et le liseré bleu et discret du ciel. Mais mes paupières papillonnent, mon estomac gargouille, la tête me tourne, un peu. Je m'adosse contre la pierre, en bordure du sentier. Je sens la sueur perler sur ma joue. J'ai chaud. Une bouffée de chaleur. Ici c'est le plein été. Chez moi, c'est le cœur de l'hiver. Me voilà malin à confondre les saisons entre la toile et ma maison. Un bel imbécile de me pavaner ici emmitouflé de laine de la tête au pied.

26 novembre 2025

014. Ferme


Ferme


Au débouché d'un sentier, une ferme remplit l'espace. Large et bien ventrue, la généreuse bâtisse ne passe pas inaperçue, loin de là. Ses angles fondent en courbe, comme amollis par le temps ou sous l'effort de porter une si lourde toiture. Les tuiles ondulent à la manière des vagues. Une maison océan, le dernier vestige d'une Atlantide. Peut-être est-ce là le vilain tour du vent, qui de son souffle tort les lignes et les forces en arc ? Ou bien, dois-je plutôt accuser l'ivresse ? La boisson m'aura privé d'un droit horizon.

Autour de la ferme, les habitants s'activent. Il y a toujours quelque chose à faire à la ferme. Des vaches à traire, des moutons à tondre, des biquettes à rentrer, un poulailler à verrouiller, les champs à labourer. Ce n'est pas le travail qui manque, ni sa diversité, pour ceux qui apprécient s'aérer. Les lierres rampent sur les murs, au ralenti si bien que les croit immobiles. Belle illusion. Ces vilains s'agrippent solidement au mur. Rien, sauf une volonté motivée, ne pourrait les déloger. Un esprit esthétique les remplacerait par des rosiers. Quitte à végétaliser, autant profiter des épines et des fleurs. Les premières pour se défendre, les secondes pour la beauté.

L'atmosphère des lieux se fait moussue. Du ciel jusqu'à la terre. Un vert recouvre l'entièreté de la lumière, comme si ma vision venait d'être extirpée d'un marais. Un vert lichen, un vert mousse, un vert tourbe, un vert stagnant s'attaque à tous les espaces. Il envahit jusqu'au ciel. Le bleu peine à s'exprimer ; il tourbillonne quelque peu pour lutter ; une lutte vaine, car a priori, seul le vert est en veine.

Je m'éloigne de la ferme après l'avoir longée. Je laisse les paysans à leur labeur. Je retourne au mien, bien plus léger, marcher, errer, m'entoiler sentier après sentier.

25 novembre 2025

013. Vue d’Auvers


Vue d’Auvers


Le village se dresse en contrebas, planté au milieu des champs et des prairies peintes de quelques traits fouillis. Les toitures alternent entre l'ardoise et la tuile ; la plupart, fortement pendues, invitent au vertige que le maçon et ses amis ignorent. L'alternance des couleurs rehausse les verts de la Petite Nature. Voilà une belle harmonie conquise.

Les bâtisses s'élèvent hautes. Elles m'apparaissent comme sur la pointe des pieds, grappillant les centimètres d'un enfant. Quelques-unes, au contraire, s'affaissent sur elles-mêmes, prêtent à s'enfoncer sous terre et rejoindre les racines des vénérables ancêtres.

La vue d'aujourd'hui m'inspire peu. Du haut de ma colline, l'épaisseur du trait me trouble plus qu'autre chose. Je ne sais pas quoi en penser. J'ignore quoi en dire. Peut-être vaudrait-il mieux ne rien écrire ? Me taire et rester à contempler les bleus et les verts s'agiter sous la brise printanière. Peut-être.

À bien regarder le ciel, l'avancée nuageuse a ceci d'étrange qu'elle m'apparaît percée de bleu et non l'inverse. Le pinceau imbibé d'azur a effacé le ciel gris et morne, maintenant j'en suis sûr. Le geste a serpenté dans la masse ; il a tracé des sillons ; sauté d'une ornière à l'autre et percé le gris sinistre.

Les couleurs pastels apaisent. Leur douceur n'avive aucune fureur, aucune passion dont le maître a l'habitude. Ici, la vue se vit paisible, vivifiante sous une brise, frémissant sous les feuilles bourdonnantes.

Peut-être n'ai-je rien à dire, mais forcé de constater qu'il m'importe de rester ici, bien assis contre un tronc dégarni sous l'insistance d'un vieil orage. La tête dans les nuages, j'observe la bagarre engagée contre l'azur. Du haut de leurs cimes, les arbres prétendent rejoindre le conflit. Malheureusement pour eux, ils s'enracinent trop bas ; même les pins alpins demeurent derrière les lignes. Un aigle passe devant le soleil. Son ombre joue à l'éclipse. Le rapace tourne et glatit. Le royal emplumé a faim lui aussi.

24 novembre 2025

012. L'Escalier d'Auvers


L'Escalier d'Auvers


Ce jour-là, une agitation légère anime l'atmosphère. Un peu de vie égaille le village, ses rues et son escalier. Quelques âmes palabrent entre elles, à mi-voix pour certaines, en francs éclats pour d'autres. La journée bien avancée, le sommeil oublié en un coin reculé, l'énergie avive les veines. Les pieds bien chaussés crissent délicatement sur le sentier gravillonné ; les chapeaux coiffent les têtes pour les protéger du soleil ; les robes prennent de curieuses formes sous les caprices d'Éole.

Le soleil m'éblouit. La blancheur du sentier s'intensifie à chaque rayon. Je détourne le regard, une myriade d'étoiles noires au fond des yeux. Je me raccroche à la végétation sèche, naine, qui pousse entre les pierres. Celle-ci, moins vive, ne blesse pas mon regard. Aujourd'hui, je n'ose lever les yeux au ciel. Je suspecte la profondeur d'un ciel d'été, un azur à s'en noyer, un soleil radieux brillant d'une intensité inégalée. Je me contente des basses œuvres terrestres, des bâtisses à l'échelle des miens, faites de leurs mains.

L'escalier monte. Ou bien descendit-il ? Un vieil homme emprunt ce chemin-là, vers le bas, la canne en assurance en plus de la rambarde. Lui aussi se coiffe d'un chapeau. Où va-t-il ? Me serait-il permis de le suivre ? Non. Je dois laisser les âmes du tableau errer à leur guise, ne pas les influencer de quelques manières. Leur liberté a un prix, celui de tourner éternellement entre les quatre coins du canevas. Une liberté, si l'on en ignore les limites du cadre.

Pas de ciel aujourd'hui, mais toujours l'abstrait confiné au fond du trait. Le geste saccadé, énergique, mais simple et compréhensible. Une réduction où le mouvement demeure, où l'animation s'imagine sans le moindre effort. J'entends toujours le vent siffler, courir le long des rochers, avant de poursuivre le long du sentier. Il est partout, dans les arbres aussi et les rares nuages que je ne puis voir d'ici. Les jeunes filles devraient tenir leur chapeau, ils risquent de s'envoler.

Au loin, un épervier crie. C'est l'heure du déjeuner.

23 novembre 2025

011. Branches de marronnier en fleur


Branches de marronnier en fleur


Passer le vortex de lin ce matin s’avère plus difficile qu’à l’accoutumée. Ma cervelle défragmente encore les conversations de la veille ; des visages, des bruits, des odeurs, tout un panel nouveau de couleurs. Les neurones ont veillé toute la nuit, à trier les informations et à les ranger en classeurs. Alors ce matin, la toile m’apparaît constamment lointaine, difficile d’accès, malgré la vitalité des nuances et du trait. Mais, je franchis mon long couloir à pas millimétré, sans oublier de me vêtir pour l’occasion, chapeau et cape d’exception. Le visage suspendu au-dessus du village et du pré, enfin, je plonge.

Progressivement, la Petite Nature s’éveille à mes oreilles. Un ru glougloute non loin, et avec lui, ses fidèles batraciens donnent du coffre à l’orée du matin. Une brise légère, mais fraîche, anime les hautes herbes. Elles se balancent sous sa caresse, paresseuses elles se laissent aller. Le pollen lui s’envole, plus déterminé que jamais à décamper du foyer qui l’a vu naître. Il veut voir des horizons lointains, des ailleurs qui signifient d’autres prés.

Pas une âme de mon genre sur ces sentiers. En revanche, j’entends de l’agitation en provenance du hameau. Des morceaux de voix ici et là fusent le long des toitures ; des éclats rigolards accompagnés d’une musique festive, une célébration villageoise égaille les ruelles de l’endroit. Les fleurs du pré s’en amusent. Elles dansent, elles aussi, au rythme de la cadence. Le vent s’harmonise. Quelque chose dans l’air me détend. Une lumière intense brille en ces lieux, mais elle n’a rien d’aveuglant. Elle ne se voit pas d’ailleurs. Elle se devine seulement quand on ferme les yeux.

Par-dessus les collines dominant le village, le bleu s’étend, le ciel chargé de nuages ou d’azur, je ne parviens pas à me décider. Quoi qu’il en soit, la voûte porte un poids, une charge immense sur ses épaules célestes qu’elle semble prête à déverser sur la basse terre. Un simple grain saisonnier ? Une tourmente d’éclairs ? Qu’importe, toujours les fleurs danseront ici, j’en ai l’intime conviction.

22 novembre 2025

010. Les Vessenots à Auvers


Les Vessenots à Auvers


Passer le vortex de lin ce matin s’avère plus difficile qu’à l’accoutumée. Ma cervelle défragmente encore les conversations de la veille ; des visages, des bruits, des odeurs, tout un panel nouveau de couleurs. Les neurones ont veillé toute la nuit, à trier les informations et à les ranger en classeurs. Alors ce matin, la toile m’apparaît constamment lointaine, difficile d’accès, malgré la vitalité des nuances et du trait. Mais, je franchis mon long couloir à pas millimétré, sans oublier de me vêtir pour l’occasion, chapeau et cape d’exception. Le visage suspendu au-dessus du village et du pré, enfin, je plonge.

Progressivement, la Petite Nature s’éveille à mes oreilles. Un ru glougloute non loin, et avec lui, ses fidèles batraciens donnent du coffre à l’orée du matin. Une brise légère, mais fraîche, anime les hautes herbes. Elles se balancent sous sa caresse, paresseuses elles se laissent aller. Le pollen lui s’envole, plus déterminé que jamais à décamper du foyer qui l’a vu naître. Il veut voir des horizons lointains, des ailleurs qui signifient d’autres prés.

Pas une âme de mon genre sur ces sentiers. En revanche, j’entends de l’agitation en provenance du hameau. Des morceaux de voix ici et là fusent le long des toitures ; des éclats rigolards accompagnés d’une musique festive, une célébration villageoise égaille les ruelles de l’endroit. Les fleurs du pré s’en amusent. Elles dansent, elles aussi, au rythme de la cadence. Le vent s’harmonise. Quelque chose dans l’air me détend. Une lumière intense brille en ces lieux, mais elle n’a rien d’aveuglant. Elle ne se voit pas d’ailleurs. Elle se devine seulement quand on ferme les yeux.

Par-dessus les collines dominant le village, le bleu s’étend, le ciel chargé de nuages ou d’azur, je ne parviens pas à me décider. Quoi qu’il en soit, la voûte porte un poids, une charge immense sur ses épaules célestes qu’elle semble prête à déverser sur la basse terre. Un simple grain saisonnier ? Une tourmente d’éclairs ? Qu’importe, toujours les fleurs danseront ici, j’en ai l’intime conviction.

20 novembre 2025

009. La Maison du père Éloi


La Maison du père Éloi


Ce matin-là, au réveil, mes paupières collaient. J’avais pleuré dans mon sommeil. Cela faisait longtemps que je n’avais pas senti le goût du sel sur mes lèvres. Je ne me souviens plus de la scène ; il y avait des silhouettes, l’une d’elles s’en allait, je tentais de la retenir, peut-être. Le passage à travers la toile m’a remis l’esprit à l’endroit, séché les recoins que les larmes avaient lavés ; une cervelle fraîche et proprette pour découvrir un nouveau fragment d’autrefois.

Après le vortex de lin, j'atterris au cœur d’un jardin, près d’une maison haute, sinon surélevée. Le petit terrain privé ressemble à un vignoble personnel, promesse d’un vin à la santé du fameux Seigneur. Après tout, je me trouve en terre sacrée, sur le domaine d’un prêtre.

Un fort grain abîme ma vision. La qualité laisse à désirer. Je peine à avancer entre les couleurs et les traits. Je guette à travers mes sens les échos de la Petite Nature, mais je n’en trouve guère. Un oiseau ici et là, des ombres furtives disparaissant dans le ciel. Une légère brise agite les feuillages. Un subtil froissement végétal anime le jardin, le vivifie d’une présence vitale, comme un murmure attentionné qui dirait : “tu n’es pas seul, voyageur”.

Le mur haut, la toiture pentue, la maison domine son pré carré. Une absence de symétrie la rend borgne, une fenêtre en moins, l'œil arraché, condamné à la suite d’un tragique accident, d’une tempête peut-être. Les cheminées, au nombre de deux, sans doute des jumelles, tendent leurs briques rouges au ciel. Elles apportent le contraste ; elles luttent contre la royauté céleste ; elles en oublient de fumer.

Et de ce ciel, un nouveau bleu en traits épais, mais pas seulement. Mes yeux s’attardent longuement sur la couverture nuageuse qui déborde des habitations. Ses teintes se mélangent entre l’azur et un rouge invisible pour accoucher d’un mauve léger, de ces couleurs que seul un crépuscule tardif sait offrir.

Je sors du jardin, cet étrange arbre solitaire en destination. Je lui trouve une allure folle, le tronc dénudé, dépouillé de la moindre ramure. Il m’apparaît comme une tête végétale errante, à la recherche d’une nouvelle terre où s’établir. Entre voyageurs, sans doute aurons-nous de quoi causer une fois que mes pieds rencontreront ses racines.

19 novembre 2025

008. Rue à Auvers-sur-Oise


Rue à Auvers-sur-Oise


Je ne reconnais pas mon peintre. Les traits et les couleurs n’éveillent aucune familiarité. Au premier regard, comme tirer brutalement du sommeil, les yeux plissés sous l’éclat solaire et l’esprit encore endimanché, je n’y vois rien, je n’y comprends rien. J’ai beau me tourner et me retourner, le village me fait l’impression d’une terre étrangère, un autre lieu, un autre temps que la peinture de la veille. Et pourtant, ici et là, quand le regard s’attarde et travaille avec une cervelle un peu plus ferme, la familiarité se devine ; dans les traits, les bleus du ciel et le rouge des tuiles moussues, festin éternel des lichens. Les arbres aussi. Les arbres dégagent une prestance que je leur reconnais, une aura croisée les jours précédents. Il me semble que d’un rien, leur feuillage se prendrait d’ivresse, la sève alcoolisée de la pointe des racines jusqu’à la cime, et ondulerait de concert sous la bienveillance du ciel.

Un peu mieux ancré dans la toile, les pieds enfoncés le sentier, je m’engage dans la rue, les yeux déambulant le long des murets et des toitures. Tout est calme. Pas un chat dehors. Quelques oiseaux nichent silencieusement dans les arbres. D’autres s’envolent et piaillent. Pas une âme de mon genre qui vive. Calfeutré au chaud dans leur chaumière ou bien à suer sang et sel dans les champs, à s’occuper du bétail et de la récolte prochaine ? Je mesure mon privilège, l’oisiveté et l’otium des anciens Romains me guident à travers les toiles. En définitive, bien peu d’entre nous peuvent en profiter. L’humanité manque de temps pour les uns et de patience pour les autres. Ces derniers broient les premiers pour en extraire jusqu’à la dernière goutte de volonté.

Les pensées amères s’invitent dans les ruelles du village. Je les chasse en fixant le ciel. Je me perds un instant dans son bleu pastel et ses éclats blancs dont la pluie répond absente. Puis, je m’arrête, je ferme les yeux et respire une longue bouffée d’air, un air silencieux de la démesure humaine, un air assez vieux pour ne pas avoir connu les plus grands malheurs modernes.

18 novembre 2025

007. Dans le jardin du docteur Paul Gachet


Dans le jardin du docteur Paul Gachet


L’ivresse des arbres brouille mes sens. La végétation se réinvente, folle et libre à l’occasion d’un grand vent. L’air frais et printanier me frigorifie. Je frissonne. Je l’apprécie. Je sens les rougeurs gagner mes joues, mes pommettes s’assécher légèrement. J’ai le sentiment de ne faire qu’un avec ce bel élément.

Calfeutré dans mon manteau, la casquette vissée sur la tête et les pognes plongées au fond des poches, je déambule sur le chemin penché. L’horizon même semble avoir un coup de trop dans le nez. Les hautes herbes courbées sous Éole évoquent une houle joyeuse, mais ici l’écume ne bouillonne pas, elle fleurit tant en couleurs qu’en senteurs.

Plus loin, le village se dessine, couronné d’une forêt qui moutonne à la manière des nuages lourds du grain à venir. Sous la frondaison, il est vrai qu’en une certaine saison il pleut ; il pleut d’or et d’ocre, de sang et de beige froissé. Mais aujourd’hui, le vert domine les feuillages, certaines fleurs participent même au bal, alors l’automne encore s’oublie au profit de l’éblouissante chlorophylle.

À mi-chemin, je m’arrête. Je reprends mon souffle. Je ne l’avais pas remarqué, mais le bougre me manquait. Le maillot collé à la peau sous mon manteau, je frissonne. Des filets de sueur glacée inondent les vallées au pied de l’échine. Courbé, les mains au grand air sur les genoux, je retrouve un peu de contenance, tandis qu’un drôle de sentiment m’envahit ; pas un mauvais, seulement un drôle, une étrangeté, une idée peut-être même, celui que le ciel s’embrase d’une flamme bleue, marine, accompagnée d’une nacre nuageuse. La mer semble s’être élevée au ciel. Peut-être qu’en ce jour particulier, sur les rivages de la Grande Mer, les nageurs plongent dans une nuit étoilée et que leurs égaiements troublent joyeusement son ancestrale sérénité.

17 novembre 2025

006. La Maison du père Pilon


La Maison du père Pilon


Le ciel tourne autour des feuillages, une forme d'ivresse céleste faite de bleu et de noir. Un drôle d'arbre auquel appartiennent ces ramures. Il a l'apparence des flammes, d'un incendie végétal perçant la toiture de la masure. L'ancêtre occupe tout mon champ de vision, alors je m'arrête quelques instants pour le détailler, mais surtout pour regarder à côté, découvrir la forêt que cet arbre est censé cacher.

Le chemin s'enfonce sur des terres privées, jalonnées de petites chaumières, maisons ou autres habitations villageoises humbles, modérée, à la taille des femmes et des hommes qui les habitent. J'éprouve toujours un curieux sentiment à les longer, à les observer sur le bord du chemin. Elle rayonne d'une belle humilité, d'une suffisance d'être, d'une absence de honte à ne pas toucher le ciel.

Mes chaussures, taillées pour la marche entoilée, pataugent dans une boue grasse. La terre n'a pas fini de boire la pluie de la veille. Elle la régurgite même. L'ivresse atteint aussi les sols. Eux aussi ont besoin de dégriser de temps en temps sous un soleil de printemps. Les gargouillis spongieux de mes pas résonnent agréablement à mes oreilles. Mes sens s'avivent sous la fraîcheur du vent. La nuit à venir s'annonce froide et paisible. Je le devine à ce ciel emmêlé.

16 novembre 2025

005. Marronniers en fleurs


Marronniers en fleurs


La solitude a tiré sa révérence. Le marronnier s'accompagne d'un second et envahissent l'espace. Leur feuillage brûlent d'un feu végétal, une incandescence florale d'ocre et de nacre. Sur le contour, le ciel dessine une aura, un charisme ancestral où vibre une énergie vitale, une force de pousser, une volonté de caresser la voûte céleste à force de s'élever. Fine, cette aura s'épuise aux coins de la toile ; elle se fond en encre nocturne, des flammes noires invoquant la nuit.

Toutefois, la lumière brille ici. Dans une ligne, un nuage blanc, éclatant, plus vibrant qu'un soleil au milieu des champs. Il apporte son lot de bonne humeur et les promesses d'une journée sans heurt. Le cumulus guide mon regard vers la bâtisse ; je crois la reconnaître. N'est-ce pas celle d'hier que mon marronnier cachait ?

Aujourd'hui, l'allée s'anime de promeneuses et de promeneurs. Les chapeaux sont de rigueur, car le soleil s'impose au printemps. L'homme à ma gauche déambule curieusement. Sa dégaine et son allure me le rendent sympathique. Presque tordu, il m'apparaît comme un marin sur un pont ballotté par la houle un jour de grand vent. Peut-être est-ce seulement l'ivresse que je romance, que je n'ose attaquer de front pour tout le mal qu'elle inflige à la nature humaine.

Je poursuis ma route. Je passe les dames chapeautées, heureuses de la liberté ensoleillée. Je m'avance vers la bâtisse, immense, sans doute une sorte de restaurant astucieusement placé pour appâter les estomacs affamés. Un blanc de chaux ; une ardoise nette ; une cheminée en brique rouge et sang. Du bel ouvrage qui s'invitera longtemps si l'esprit du propriétaire a à cœur de prendre racine dans le temps.

Mon périple m'attend un peu plus loin. J'imagine un croisement où il guette mon arrivée, incarné dans une silhouette encapuchonnée. Le périple muet serré près du cœur. Le périple entoilé de couleurs et de fureur. Je souris à l'idée que ces deux mots rimes d'harmonie ici et ailleurs.

15 novembre 2025

004. Marronniers en fleurs


Marronniers en fleurs


Voilà un arbre singulier. Singulier, car solitaire. À qui d'autre le comparer ? À quelle norme le référer ? Cet arbre est sa propre norme. Son écorce contient sa moyenne, sa médiane et toutes autres métriques descriptives. Il n'est pas l'arbre qui cache la forêt. Il EST la forêt de ces lieux abandonnés, privés d'une légion d'arbres plus épaisse, en ligne ou en quinconce. Même s'il s'agite de solitude, cet arbre est beau. Il a pour lui la majesté végétale, bien collée en résine à son tronc. De plus, ses fleurs le subliment de petites touches neigeuses. Des petits névés, ici et là, qui parsèment sa foisonnante chevelure feuillue.

Le marronnier est l'arbre qui cache la bâtisse. Son tronc cache la création humaine. Il l'a dissimule. Il en a honte. Il sait que c'est elle qui a détruit la forêt. Il fait tout pour la couvrir de son ombre, pour l'empêcher qu'elle se dépasse et s'exprime au soleil. Et moi petit erre des toiles, je me retrouve planté là, à l'orée du marronnier, mes pieds à la lisère de son ombre immense et profonde. Elle concurrence le soleil en profondeur et éclat dense. Si je m'avançais d'un pas, elle m'avalerait alors tout entier.

Je sens bouillir une fureur dans les couleurs. Une tension persiste dans certains traits, quelque chose d'électrique, une étincelle à venir, prête à tout embraser. L'intensité de la terre brune, presque sédimentaire à force d'être rongée par les vents et les semelles de chaussures.

Je divague. D'esprit seulement, car mon regard, lui, reste fixé sur l'encre céleste, cette tâche sombre qui déchire le ciel.

14 novembre 2025

003. Fermes près d'Auvers


Fermes près d'Auvers


Aujourd'hui, je bascule à travers la toile dès le matin, dès le levé, avant même que le soleil ne nous révèle sa douce lumière dorée. C'est décidé, le hasard n'aura plus son mot à dire. Je trace moi-même le chemin de toile ; je décide de la direction et du lieu, de la forme et des couleurs.

Même village, pourtant ailleurs. Des masures remplissent l'espace, une longue et épaisse ligne traverse le tableau, crénelée comme une petite chaîne de montagnes. Les toits pentus donnent le vertige sous leurs traits saccadés et nets. Aucune cheminée ne fume. Étrange. On dirait que les esprits ont abandonné leur chaumière.

Derrière, au loin, des rondeurs sculptent l'horizon en hauteur. Leurs sommets polis par les vents se teintent d'un étrange éclat bleuté ; une couleur sombre et profonde qui se s'invente qu'à l'approche du crépuscule, quand la nuit enfin s'invite ou se retire. Mais de nuit, nulle trace à l'exception de celle-ci.

Le ciel lui se colore de douceur, un léger jaune-beige matinal. Les oiseaux se réveillent, piaillent dans les nids, lovés dans la cime des arbres. Ils sont quelques-uns de ces vénérables à piqueter de leur vert les hauteurs du village. Ils ponctuent agréablement la paille monotone des chaumières. Ils ajoutent un peu de vide à ces lieux vides et endormis. Un dimanche matin avant la convocation de l'église.

13 novembre 2025

002. Maisons à Auvers


Maisons à Auvers


Ma route reprend. Elle semble suivre un enchaînement logique. Le hasard est à la traîne. Les fils de la trame se tiennent. Je me retrouve en des contrées similaires à celles de la veille, peut-être les mêmes. À bien y regarder, je reconnais un morceau de ciel. La saison, sans doute, diffère, mais pour le reste, la vision se décrit familière.

Je ne suis pas seul. Enfin si. Enfin non. Enfin presque. Une dame me tourne le dos et s'éloigne. Une figure inconnue, énigmatique. Elle s'en va vaquer à des occupations qui très certainement n'existent plus de mon temps. Plongée dans l'ombre de la chaumière, je la discerne malgré tout avec son haut rose et sa longue jupe d'automne. Pourtant, ce n'est pas l'automne. Les arbres et leurs feuilles le démentent. Quelqu'un ou quelque chose ici donc ment.

La chaumière possède une allure pittoresque pour un esprit trop moderne. Mais elle est belle cette chaumière, basse, les moellons clairs et tendres, complétés d'une fenêtre verte, à défaut de bois vert. La toiture descend en pente raide, faite de paille et d'une épaisseur respectable. La cheminée semble fumer des nuages blancs et cotonneux. Une illusion. Non des moindres. Non la première. Non la dernière.

L'inconnue a disparu. Je me retrouve seul sur les chemins de ce village. Le soleil radieux me réchauffe la peau. Je rajuste ma casquette pour ne pas être ébloui. J'inspire profondément l'air. J'espère ainsi capter des particules de ciel bleu. De beau temps. De paix et d'un humble repos.

12 novembre 2025

001. Chaumières


Chaumières


L'exercice m'intimide. Assis sur le rebord de mon lit, les draps défaits et empreints d'une lourde odeur de nuit, je fixe le tableau accroché à mi-hauteur au fond du couloir. Des couleurs l'envahissent. Des formes se dessinent. Des traits s'accentuent. Les ombres et la lumière prennent vie. Je pourrais détourner le regard. Mais je ne peux pas. Je ne veux pas. Pas cette fois-ci. Pas cette fois-là. D'un soupir, je me lève. J'enfile ma veste, me couronne d'une casquette et ajuste mes lunettes. D'un geste sec, je noue mes chaussures. Leur cuir fatigué me tire un petit sourire, le souvenir de mes errances passées.

Fin prêt, je m'avance dans le long couloir et me poste devant le tableau. La peinture a séché. L'image qu'il me renvoie n'attend qu'une seule chose, alors j'y plonge.

Le frémissement de l'air me chatouille. Mes poils se dressent. Je frissonne. Toujours. Toujours lorsque je pénètre la toile.

J'ouvre les yeux, lentement, prudemment. Un soleil radieux illumine les cieux. Un autre silence a remplacé celui de mon appartement. Un silence des campagnes où la Petite Nature s'occupe de remplir les espaces. L'air est pur. L'air est frais. Devant moi, les cheminées fument et leurs volutes ondulent. Les maisons se serrent les unes contre les autres en troupeau. Les toits alternent les couleurs, tantôt ardoise, tantôt tuile, mais je voudrais y voir du rose. L'envie me prend te tirer une bouffée de tabac, de fumer à la manière de ces cheminées. J'ignore pourquoi.

La Nature cerne les habitations à l'horizontale. En haut et en bas, des champs ou des prairies règnent. Des arbres, quelques-uns, s'éparpillent à peine; avec peine; à la traîne. Tout en haut, au sommet de la toile, un morceau de ciel bleu s'invite. Son bleu se gorge de noir à l'extrémité gauche, une invitation à l'orage, une esquisse de tempête à venir. Au contraire, à droite la lumière s'exprime, une douceur nuageuse, cotonneuse, qui semble oublier d'annoncer la pluie.

Je soupire une nouvelle fois. J'ignore dans quelle aventure je m'engage. Une partie de moi espère que celle-ci durera. Une autre craint que l'abandon s'invite dès demain. Je grimace à cette idée. La vérité, oui, je la connais. Je voudrais un tant soit peu continuer ; voyager parmi les couleurs et les fureurs.

11 novembre 2025